Idées reçues : le langage scientifique n'a aucune fantaisie

Quarks

Savez-vous comment on dit « je ne comprends pas » dans une langue aborigène d'Australie? La réponse est kangaroo, qui est aussi le mot anglais pour désigner le kangourou. Car, quand les navigateurs britanniques arrivèrent en Australie et demandèrent quel était ce curieux animal bondissant, les aborigènes, qui ne maîtrisaient pas la langue de Shakespeare, ne pouvaient bien sûr répondre que... kangaroo, d'où le nom de la bête. En somme, si les aborigènes avaient débarqué en Angleterre, les chevaux auraient pu devenir des Idon'tunderstand. Cette histoire savoureuse est malheureusement quelque peu suspecte car il en existe plusieurs variantes. De plus, un mot aborigène, voisin de « kangourou », désigne effectivement une espèce de cet animal, Macropus robustus en l'occurrence. Quoi qu'il en soit, on voit que les scientifiques ont finalement donné aux différentes espèces de kangourous des noms plus orthodoxes.

Mais que dire de ce zoologiste facétieux qui nomma du prénom de sa belle-mère, Carolina, un minable petit crustacé parasitant les ouïes des poissons... et qui n'hésita pas à récidiver en baptisant des crustacés voisins d'anagrammes de Carolina tels que Lonicra ou Anilocra?
Le grand naturaliste suédois Linné s'est également illustré dans ce genre peu charitable en nommant une mauvaise herbe Siegesbeckia pour mortifier son contradicteur Siegesbeck. A l'opposé, on trouve ce naturaliste du XIXe siècle qui baptisa un gigantesque nénuphar d'Amazonie Victoria regia en l'honneur de la reine d'Angleterre, elle-même assez corpulente. Ce qui est tout de même infiniment plus noble que d'appeler Phallus impudicus, alias « satyre puant », un honorable champignon de nos forêts, affublé au demeurant d'une forme évocatrice et d'une odeur parfaitement repoussante.
Plus romantique, un paléontologue anglais amoureux d'une collègue, une certaine Ella, baptisa Ellachisme un trilobite qu'il avait découvert. Prononcé à l'anglaise dans les congrès, cela donnait à peu près Ella kiss me (Ella embrasse-moi !). Et si un autre fossile, « l'ancêtre de la femme » découvert en Éthiopie en 1974, s'appelle Lucy, c'est simplement parce qu'à l'époque on entendait beaucoup à la radio la chanson des Beatles Lucy in the sky with diamonds...

Le ciel résonne d'ailleurs de noms de femmes et de vedettes du showbiz. A la fin du XIXe siècle, le baron de Rothschild acheta pour 50 livres à l'astronome anglais Palisa le droit de baptiser l'astéroïde 250 que celui-ci avait découvert. En toute simplicité, l'aristocrate le nomma Bettina, du nom de sa dulcinée. D'autres astéroïdes portent les noms des Beatles ou de Frank Zappa, la star du rock récemment disparue. Car ce club des planètes mineures apparaît très ouvert : même la bande dessinée y est représentée avec Hergé... et la Castafiore. Transmutés en rochers cosmiques, ils graviteront ainsi longtemps parmi d'autres astres. Sur la planète Vénus, dédiée à la déesse romaine de la beauté et de l'amour, l'Union astronomique internationale a décidé que les formations géologiques ne devaient recevoir que des noms de femmes célèbres. Arlette Laguiller ou Margaret Thatcher ne sauraient cependant faire l'affaire car la nomenclature exclut les chefs politiques des XIXe et XXe siècles. On y trouve déjà Cléopâtre, Coco Chanel, Maria Callas et même... Christine Norden. Cette femme a été, paraît-il, à l'époque où l'austère Victoria regia décédait, la première comédienne anglaise à montrer ses seins sur scène !

Les physiciens, qui sont pourtant des gens sérieux, n'échappent pas toujours à l'irrésistible attraction des appellations fantaisistes. Ainsi le fullerène C60, synthétisé pour la première fois en 1985 à l'université Rice de Houston par l'Américain R. Smalley et le Britannique H. Kroto, doit la première partie de son nom à l'admiration de ces deux chercheurs pour les ouvrages en forme de dômes géodésiques de l'architecte Buckminster Fuller. Il s'agit en fait d'un édifice moléculaire regroupant 60 atomes de carbone dont la forme est analogue à celle d'un ballon de football, d'où son autre nom, non moins fantaisiste, de footballène. Quant au terme Big Bang, il a été lancé par le physicien Fred Hoyle uniquement pour ridiculiser la théorie développée en 1948 par son collègue George Gamow.

Finalement, la palme du surréalisme scientifique revient sans doute au mot quark, qui désigne ces particules élémentaires de la matière qui vont par trois. Leur nom vient de Three More Quarks for Mister Mark, chanson que le romancier James Joyce introduisit dans Finnegans Wake. Le livre de Joyce est un immense jeu de mots dans toutes les langues, quasi intraduisible. En allemand, le mot Quark signifie « fromage blanc » mais Joyce semble plutôt lui donner le sens d'«ordure »... ce qui donne peu d'indications sur les constituants de la matière.
Humour et dérision n'ont donc pas déserté le vocabulaire scientifique. On peut s'en réjouir, mais on doit aussi parfois s'en alarmer. Certains domaines de la science et de la technique, le nucléaire et la procréation médicalement assistée par exemple, font des choix terminologiques moins innocents. Une pile atomique nommée Zoé ou un combustible nucléaire baptisé CARAMEL sont plutôt rassurants et un GIFT (Gamete intrafalopian transfer, ou « don » en anglais) semble aller de soi. Il n'y a parfois pas loin du jeu de mots à la manipulation du langage.

Jean-François Bouvet